
Meubles anguleux
Bureaux de parois fines, de secrets entendus, de mots dévalisés, des valises à peine posées et de langues étrangères
Valises invisibles
Je n'avais emporté que mes regrets, mon amertume et ma tristesse comme une immense compagne
Ma folie
L'heure était matinale, les bureaux se remplissaient
Au compte goutte des heures rendez-vous
Se remplissaient
On aurait dit un verre plein à ras bord
Et qui va se déverser
Se remplissaient d’identités bafouées, d’identités cherchées, comme à justifier
« D’où venez vous »
Et « Pourquoi rester ici »?
Questions frontales comme une lumière que l'on vous braque sur le visage
Il manquait une bourrasque qui s'engouffre dans cette grotte sans air
J’étais toujours éveillée, à guetter n'importe quel danger et sa provenance
Une hyper-vigilance
Les sens devenaient si aiguisés que tout prenait un sens qui n’existait pas
C'est ma tête qui refait le combat
Les questions
Elle était posée là
Des questions obligatoires
A résoudre d'urgence
Avec des papiers à entête, des cases à cocher, des narrations abstraites, comme des mots qui cherchent à décrire
Quand on est fatigué de soi
De trainer ce corps là, comme s'il en restait quelque chose
En réalité il ne me restait plus que ça, un corps congelé, comme absent de lui-même pour survivre à sa peine
Je n'avais plus de mots dans mon cerveau léthargique
Je n'avais plus d'explications à rien ou trop d’explications à tout
Il fallait résoudre les questions du psychiatre qui a la chance comme couverture
Des papiers à entête
Moi
Les têtes fatiguées du voyage, d'autres têtes fatiguées des usages, d'autres têtes encore fatiguées du langage et de la mort qui tournoyait au dessus de nous comme un rapace affamé
La mort tournoyait au dessus de la clinique mais j'étais la seule à l'observer roder
Le psychiatre derrière son bureau savait qu'il avait la clé
De me délivrer ou de m’emprisonner
Et nous tous et toutes avec
La clé de ma vie où la mort voulait rentrer
J'aurais voulu dire quelque chose mais je n'ai rien dit
Ou trop dit
Juste donné mon gros dossier d’HP avec mon petit carnet bleu de santé
Mon carnet d’enfance
Le dossier que d’autres psychiatres il y a des années lumière avaient mis tant de temps à remplir
Je l’ai donné au psychiatre comme si tout dépendait de lui, avec ces feuilles vulgaires noircies par des larmes
J'aurais voulu dire quelque chose qui fasse bien
Qui montre d'apparence comme je suis sage et volontaire et sans danger
Dire les études, les heures de travail, les heures de bénévolat, les heures de travail sur moi aussi, pour atterrir finalement ici
Les coutumes apprises par cœur sans les comprendre
Je sais tout je le jure
Je sais tout ce qu'il faut faire et ne pas faire
Je suis mon propre laissez-passer
Je suis
Rien que ça aussi : Quelqu’un
Je viens les mains vides chercher un abri
Je viens d’où viennent les morts qui ne reviennent pas
Je viens de l’humanité entière, de sa détresse, du sang, des larmes, d'une rage de survivre qui vient du fond des âges, qui vient de si loin que je ne sais plus exactement d'où elle vient
Je viens de là
Du pays noir des idées corrompues
Du pays où il ne reste plus rien qu'une peur animale et un instinct vif et coupant de passer cet unique cap malade, l'instinct de résilience
C'est cet instinct qui vous coupe vous et déchire toutes vos certitudes, ou ne les déchire pas
Je les laissais là comme un cadeau pour mon arrivée
Les yeux dans les yeux
Quand on arrive et que l'on ne vous attend pas
On ne vous avait pas invitée
Vous n'aviez pas reçu de carton, de carton à votre nom avec ce laissez-passer
Vous n'avez pas le mot de passe à l’entrée
Vous regardez le shpinx malade, il n'a plus que les os sur la peau et une âme dangereuse
Une âme qui dit « économie », « chômage », « danger » « sécurité » « identité nationale » « papiers » et puis sans
Sans papiers
Je viens pour habiter. Trouver refuge. Asile. Calme. Paix. Travail honnête
Au delà des frontières, quelqu’un m’a parlé de votre asile, d’une clinique d’HP
Moi je rêve de mon propre pays, la France
Un pays si beau qu’on a vu son drapeau flotter au dessus d’une révolution covid
Un pays à la devise fraternité
Il paraît qu'elle transcende les quotidiens
Qu'ici on peut tout dire et tout faire
Qu'ici on peut tout penser
Et rire et crier et jouer
Je viens transformer ma vie dans les mains du pays qui n’a pas froid aux yeux
Le sphinx crie, hurle et puis se rendort
Fait-il des rêves semblables aux miens ? Peuplés de ce qui n'a plus de nom ? Ressent-il si profondément ce vide ? Pourquoi ne joignons t-on pas nos peines ?
Ils ont dit « à deux on est plus forts » mais deux c'était leurs enfants blancs, purs comme une eau sous la roche
Ils pouvaient faire des enfants qui retrouveraient peut-être le goût de cette révolution
Ils pourraient faire des enfants qui se reproduiraient entre eux et ainsi de suite, jusqu'à voir dans leur sang une consanguinité qui fera mourir le sphinx
Il n'y aura plus de devinettes
L'homme n'aura plus 4 pattes, 2 puis 3
L'homme sera immobile, refermé sur lui-même
Il n'aura plus que ses propres yeux dans un miroir qui lui diront qu'il est seul
Car ses enfants seront morts d'un enfermement précaire, humain et sacrificiel sur l'autel des certitudes échangées contre des papiers
Je serai ce miroir avant de mourir pour de bon
On me demande de tout raconter
Mais je n’ai plus les mots. Je ne les ai jamais eu. Aucun mot ne peut décrire ça. Je ne sais pas raconter
Les mots
Je les ai enfouis si loin en moi, maintenant on me demande d’expliquer
Moi je voulais oublier, passer à autre chose, mais chaque fois on me demande de me souvenir
Un souvenir à vendre
Précis, détaillé, compréhensible et expliqué
Je ne connais plus le rationnel qui régie vos vies
Et je n’ai plus le goût de tout expliquer, de tout comprendre
Ce que je ne m’explique pas à moi-même
Ce que je ne pourrai pas expliquer à mes enfants
Je voudrais juste me reposer
Sauver ma vie
Mais je n'en ai pas l'unique pouvoir
Je n'ai plus aucun pouvoir
On dit : la vie elle est ainsi puis on se baigne dedans
On cherche cette main qui nous sauvera de la noyade
Mais la main demande et cette fois c’est moi qui ne comprend pas pourquoi : « qu’as-tu à dire pour ta défense ? »
Moi je me disais parfois qu’être cet être humain suffirait
Digne de vivre suffirait
L'amour inconditionnel c'est un dieu qui n'est pas encore apparu
Ne croyez pas que l’on part de chez soi la fleur au bagage, avec des rêves qui ne sont pas poignardés de peurs, de violences et de manques
Ma terre me manque
Ma terre natale
Je n’ai connue qu’elle, je n’aime qu’elle, je ne rêve que d’elle
J’ai vu les sillons de ma vie mutilés
J’ai du m’enfuir de ce que j’aimais, de là où j’avais tout bâti, mon ancrage, mon port
Et le psychiatre me parle d’expliquer
De justifier
Faut-il expliquer les soldats, les pierres et les couteaux, les visions catastrophiques d’un délire
Faut-il expliquer la mitraille sur des vies ordinaires
La peur au ventre. Les menaces. L'aigle. La proie
Et que l’on décide un jour de ne pas attendre que l’aigle surgisse au beau milieu de la nuit, quand on sera endormis juste pour oublier et retrouver quelques forces
Je n’avais rien demandé, jamais pris parti, je voulais juste vivre
Faut-il expliquer comment la violence a meurtrie ma chair, mon corps, mon âme, mes espoirs
Chercher une vie à vivre sans pleurer, sans crier
Chercher réparation
Je cherche réparation de moi, de qui crie en moi, cuit sous les phalanges d’un meurtrier
J’ai cru que je n’avais plus de famille et plus d’amis, que je n’avais plus que moi pour m’accrocher à moi-même et à toute mon audace
L’asile est glacial
Ses habitantes en blouses blanches me lacèrent du regard
Et les couloirs labyrinthiques des marches à suivre, des procédures, des demandes, des questions, des réponses, des arguments
Y avait-il un argument à naître et à être au monde ? Qui a dit « je veux vivre » et qui a pu vivre sans qu'on lui laisse la place pour ?
L’enfant qui crie dans son premier souffle vous parle t-il de frontières ? S’enquiert-il de savoir si on les a bien fermées ? Toutes ces portes qui claquent puis qui s’ouvrent sous autorisations contraintes
Je dirais que seule la sécurité de sa propre vie compte à ce moment là, pour lui et pour sa famille et peu importe où
N’est-ce donc pas suffisant que d’être là ? Juste là ?
On se demande si je mens, si j’invente, si je crée de toute pièce le récit de mon voyage
J’arrive avec mon gros dossier d’HP que le psy ne connait pas
J’ai un CV long comme mon bras que le psy ne veut pas connaitre
J’attends des personnes qui auraient pu avoir le désir étrange de se renseigner, de parler, d’expliquer ce que moi je ne peux plus dire
Je compte les barreaux qui me séparent de ceux que j’aime
Je regarde les murs vide de la cage que je me suis offerte et qui garde en elle l’espoir
Cette prison a le goût des prisons. Je sais qu’elle est censée être la plus douce des prisons et pourtant elles a le goût des prisons, des privations de libertés, des entretiens psy ordinaires et des menaces de tiens-toi-bien
J’ai si peu à dire pour ma défense
Je suis moi-même ma propre avocate
Le tribunal est cruel. Nous sommes jugés 2 fois, à l’entrée et à la sortie
Puis cent fois par jour dans chaque regard, dans chaque rencontre pour la survie
Manger. Habiter. Rester. Tout est un combat quotidien, bancal, amère. Je n'avais pas rêvé d'autre chose que d'un calme olympien. Mais tout est bruit, nausée, naufrage
Je n’ai pas choisi le lieu de ma naissance. Fallait-il un camp et un autre. Fallait-il que l’une soit née du « bon côté » et l’autre non
As tu toi trouvé un sens à cela ?
Qui te permet de me demander des justifications sur mes désirs de mouvements ?
Peut-on encore choisir de marcher ? De partir ?
Quelle privation de liberté commence par la privation de mouvement ?
Est-ce toi, mon psy, qui a écrit les droits des hommes et des femmes ?
Je t'enseignerai la misère et tu m'enseigneras les lignes des livres qui n'existent que pour eux-mêmes sans jamais pétrir la réalité
Je t'enseignerai les tripes qui boue pour ne pas succomber au naufrage
Comment tu m'attaches dedans
Tu m'enseigneras les déclarations d'intentions. Car c'est un joli mot
C'est l'intention qui compte
Les intentions ne sont jamais des mains qui délivrent
L'abimée devient une statue à renverser
On la souhaite si pierre et figée, on lui brisera les os et le crâne, on coupera sa tête
Je ne me souvenais pas que la révolution de mon pays covidé coupait tant la tête des libertés
Le calme est dans les livres que tu as si bien écrit
La mer se remplira des livres qui ne servent à rien, des vœux pieu
Ce sera les épitaphes de nos tombes, des marbres lourds comme des sentences
L’exil est un cœur froid dans les yeux de celui qui te regarde arriver
Un cœur blessé pour celui qui est parti
Un cœur pourchassé
Je sais que pas une nuit ne me laissera tranquille
Pour toujours mon pays me parlera dans mes rêves, mes cauchemars
Je ne réparerai pas
Ni le passé, ni les souvenirs, ni le présent
J'ai le futur comme devise
Je rêve que mon bagage ne se compose que de lui seul
Si je pouvais couper mon passé, je te demanderais le couteau pour le faire
Puisque tu sembles le détenir, toi dont les enfants n'ont pas ce passé
Est-ce donc mon passé seul qui m'empêche d'entrer ?
Ou la couleur de mon âme ? De ma culture ? De mes habitudes ?
La terre des miens. De ceux et celles avant moi
Où seront ceux après moi et se souviendront-ils ? Sinon de par tes mots toi qui croit tout connaître ?
Peut-on limiter nos respirations ?
L’air qui passe par nos frontières a t-il montré ses papiers ?
Faut-il aussi ficher la lumière ? Celle que je pourrais apporter
Je vous assure : la souffrance n'est pas si contagieuse
C'est le bonheur qui est contagieux
C'est le rire de vos enfants sur ceux que je n’ai pas
C'est la liberté comme le diadème de ce que l'on peut en faire sans en rougir
Je ne contaminerai personne
Je ne dirai rien, je ne parlerai pas, je ne brandirai pas de drapeaux de révolte
Ou j’en brandirai trop
Je me terrerai dans un petit coin, dans le terrier des lapins qui ont peur des phares
Je ne sortirai pas du rond-point où j'aurai creusé nos galeries avec quelques-autres
Car je chercherai ces quelques autres patients qui ont le sens de mon parcours
Nous nous réunirons juste pour tenir bon et se rappeler d'où nous venons
Avec l'espoir vain d'y retourner
Ce ne sera qu'une communauté de fantômes dont il ne faudra pas avoir peur
Nous ne prierons pas en public, nous éduquerons nos enfants en apprenant comment vous éduquez les vôtres
Nous nous faufilerons dans les dédales de votre société en faisant semblant d'y comprendre quelque chose
Parfois on comprendra. Quand l’humain voile que vaille primera sur l’asile
Nous serons là et pas là. On ne nous verra pas
Certains prendront le métro les premiers à 5h du matin quand les visages pâles dorment encore du sommeil des justes
Certains seront la rame à l'étage peau colorée qui part seule et à part, refaire les bureaux, les sols, les chiottes, de celui qui ira travaillé dans la propreté, lavée de l’étranger
Je promets
Je promets les lunes et les vieilles guerres, sans que nul ne se souvienne plus d'où il vient, regardant seulement où il va
Venant du fond des âges et y retournant
A la source de l’humanité
Je promets d'autres lendemains
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