
Vous avez remarqué ? Ces petits questionnaires « qui ne vous prendront que 3 minutes » qui inondent votre boite mail. La nana ou le mec au téléphone qui vous demande de répondre. Le petit questionnaire de satisfaction. Si, vous avez remarqué. C’est rentré dans les mœurs. Peut-être même que des fois, vous vous êtes dit comme moi « ça saoule ! » Parce 3mn de mon temps + 3mn + 3mn + 3mn… Non en réalité ce n’est pas le temps que j’y passe ou non qui me pose problème. Le temps on en fait ce que l’on en veut quand les choses ont un intérêt. Ce n’est pas un problème pour nous. Non, là c’est autre chose. C’est ce que ça révèle, ce que ça induit, ce que ça raconte… La société de l’évaluation.
L’autre jour je vais chez un garagiste. Tout se passe bien dans le meilleur des mondes de l’automobile. Evidemment je le remercie. Si je n’avais pas été satisfaite, je l’aurais dit et je ne l’aurais pas remercié. Par exemple. Il me semble que de tout temps les gens ont été au courant dans le domaine de l’échange monétaire contre services et biens, si l’on était heureux ou non de la prestation. Quand bien même on aurait été timide sans rien oser dire, ça se savait par le simple fait que « ça s’était bien passé ». Un genre d’auto-évaluation. On le sait dans son boulot quand on fait de la merde. Il peut y avoir des erreurs inaperçues mais c’est autre chose. Si cela se passe, on discute. On comprend. On fait mieux la prochaine fois. On s’organise pour améliorer ses performances. Aujourd’hui cet échange, contact d’être humain à être humain, ne suffit plus. Le garagiste me demande si je peux répondre à un petit questionnaire d’évaluation qui ne prendra que peu de temps et il me précise « une note en dessous de 8 sur 10 équivaut à zéro ». Ça par exemple. A quoi sert l’intervalle entre zéro et 8 alors ? Je ne me souviens pas de profs qui nous aient dit à l’école « les notes entre zéro et 8 valent que dalle, si vous avez entre zéro et 8, je mets zéro ! » Paf. Ça aurait été rude. On aurait eu du mal à évaluer nos progrès, à comprendre les différences d’appréciations et les subtilités de notes. Même une mauvaise note, entre un 4 et un 6 par exemple, ce n’est pas la même chose. Et un élève qui passe de 4 à 6, on note une amélioration. Parfois l’amélioration compte plus que la note elle-même, « mauvaise » ou pas. Alors là, le mec -adulte- qui me parle de ce nouveau système stupéfiant d’évaluation, j’ai comme envie de faire des blagues pourries. Mais lui, si je ne le remplis pas entre 9 et 10 son petit questionnaire…ça va changer un peu ses conditions de vie.
Ce qui m’emmerde dans ces questionnaires, c’est que le salaire des gens y soit conditionné. Le garagiste joue sa prime et les téléopérateurs un morceau de leurs revenus. On est un peu pris au piège. Si on répond, on rentre dans le jeu pourri d’une fausse évaluation constante. Car ce n’est pas ça une évaluation, ça c’est juste de la branlette de notes sur un système de répartition des salaires, un système de pression quotidienne sur les salarié.e.s. Une vraie évaluation ça se fait mettons tous les 5, 10 ans. Si on veut on peut mettre en place des questionnaires approfondis, à base de critères et d’indicateurs réfléchis. Il y aussi d’autres manières de s’évaluer. Mais admettons les questionnaires : on fait alors des statistiques poussées sur les réponses d’un échantillon de la base des client.e.s. Ou du plus grand nombre possible. Avec le temps, justement, que cela demande au client pour y répondre. Entre vous et moi, ça se joue à un tas de niveau, mais vous préféreriez répondre à un vrai questionnaire tous les 5 ans ou à ce nombre de questionnaires qui peuvent être quotidiens pour peu qu’on consomme régulièrement ? Vous préféreriez des vrais questions, genre on se sent utiles et écoutés, ou cette bouse d’annotations sans cerveau qu’on nous tend à tour de bras ? Dans le cas d’une véritable évaluation, l’analyse des réponses des client.e.s fait évoluer les pratiques de l’entreprise, fait prendre conscience de certains manques. (Attention si on dit « analyse », bientôt on ne connaitra plus le mot). S’en suit une réorganisation approfondie du travail avec des réponses d’ensemble ou plus ciblées aux problématiques rencontrées. Et entre les 2, quand il y a des soucis, on peut réfléchir en équipe à la manière de les résoudre si ils sont récurrents. Et on n’accuse personne en particulier. On réagit à un fonctionnement global. Franchement, tout est interdépendant, tout ne dépend pas d’une seule personne. Maintenant on arrive à nous faire croire que tout repose sur un.e individu.e. La société de l’évaluation, c’est la société de l’individualisme.
Si on ne répond pas au petit questionnaire, on impacte le salaire des gens. Si on y répond, on rentre dans le jeu. Et même, comment y répondre ?
Il fut un temps, quand les salarié.e.s avaient des lacunes, on les envoyait en formation par exemple. Et cela n’impactait pas leurs salaires. On pourrait se demander aussi : à qui la faute si le.la salarié.e est « mauvais » ? Est-ce que c’est le.la salarié.e qui est mauvais ou juste l’entreprise ? Son fonctionnement ? La manière dont elle forme les gens ou les embauche pour leurs compétences, le recrutement ? Peut-être que la prochaine fois je demanderai « puis-je accéder au questionnaire qui évalue votre patron et le fonctionnement de son entreprise ? » Car oui, est-ce qu’on évalue les patron.n.e.s ? Au bout du compte, ce sera toujours la faute de ceux et celles qui sont en bas de l’échelle. C’est aussi ça l’idée véhiculée. Si les procédures, les règles mises en place pour répondre à la demande du client sont mauvaises, est-ce le salarié.e qu’il faut mettre en cause ?
Les petits questionnaires permettent aux mécontent.e.s de se défouler. Pas content ! Pas content ! D’avoir une vengeance implacable. Ça doit faire du bien certainement.
Ce doit être un biais de la télé-réalité. Ça a du commencer comme ça, sans que l’on s’en rende vraiment compte. Se retrouver dans une salle de bain pour noter un repas. Ambiance, présentation, motivation, pour un peu on en oublierait le goût de ce qu’on a mangé. Le goût d’apprécier les efforts de chacun.e. Le goût de se dire que c’était chouette sans évaluer à tout prix. Des notes. Et même pas comme à l’école. L’école défend quelque chose de pédagogique. Là non. La société de l’évaluation, c’est la société du paraitre. On s’en donne à cœur joie. « Notez vous les un.e.s les autres ». Un nouveau christianisme. On note sur internet, sur Trip Advisor et consorts. Même si on ne peut pas s’y fier car forcément les failles du système permettent de tricher, d’embaucher des gens qui s’occuperont de nous donner des super notes et des supers commentaires. Voilà. Notes et commentaires. On commente. On dit « oui mais alors je trouve que », « comment ça se fait que », « moi j’aurais préféré ». Ou « bravo », « super ». On commente avec allégresse. On commente sur facebook, sur Instagram, sur les réseaux qui ont remplacé le social. On commente et on note. 3 étoiles. 2 étoiles. Coupes et médailles virtuelles. Fan de. Like de. J’adoooooore. A base de petits cœurs. On compte les petits cœurs et les petits pouces bleus. La société de la note et du commentaire. On se permet de commenter tout et n’importe quoi. Plus besoin d’avoir une expertise ni d’avoir étudié la question. Plus besoin d’avoir passé des heures dans des bouquins, des théories, que sais-je, pour comprendre quoi que ce soit et émettre un avis argumenté sur la question. Non, on commente. On commente parce qu’on existe, ça suffit. On commente parce qu’on consomme. Ça suffit. « Notre société se soucie du bien-être de ses clients ». Franchement permettez-moi de vous dire : en tant que cliente ou non, je m’en préoccupe moi-même de mon bien-être, qui- parait-il- ne se retrouverait pas dans la consommation… Sous couvert de « on vous donne la parole », sous couvert de « soyez libres de dire ce que vous pensez » : fausse liberté. Fausse expression. On ne nous apprend plus à réfléchir, à entretenir notre esprit critique. On ne le veut pas. La société de l’hypocrisie. Ça n’avantage personne. La société antidémocratique. Puis que le client est roi. Puisque la consommation est reine. Puisque celui qui consomme est celui qui a la parole. Le Pouvoir. Le pouvoir de la parole. Et celui de donner des notes.
Il y a les failles de la société d’évaluation. Ceux et celles qui lui échappent. Ce sont ceux et celles qui ont déjà le pouvoir. Sinon on nous fait croire que nous en avons un. C’est au pays de « notez vous les uns les autres » qu’on oublie le bon sens et la considération. « Note ton prochain comme toi-même » résoudra peut-être l’équation. Car on oublie la globalité pour se concentrer sur le symptôme. On oublie l’humain. Revenir à l’humain. Oublier le souci de perfection. Revenir à l’humain, au contact, au fait de se parler, de se voir, de se considérer. Faire de l’informatique un outil et non un but. Prendre sa part de ce qui ne fonctionne pas et se remettre en question. Mettre à bas la société de l’évaluation. A bas. La société de la punition. Je ne suis pas cette enfant que l’on va punir pour la mauvaise note. Personne ici n’est cet enfant là, pas même les plus jeunes d’entre nous. Si un gamin échoue à l’école par ses notes -car on peut « réussir » par bien d’autres choses- si on lui tape sur les doigts, sans même chercher à discuter avec lui, je vous dirais que ce n’est pas de l’éducation, c’est de la contrition, si on ne veut plus le comprendre. La société de la perdition.
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